Par Bleck Dieuseul Desroses, spécialiste d’histoire et de géopolitique haïtienne

Port-au-Prince, le 22 février 2024. Haïti est solitaire. Elle est traitée avec désinvolture et mépris par les grandes puissances et la communauté internationale dès son indépendance en 1804. Cet État rebelle — ensorcelé dans une culture du marronnage — patauge depuis deux siècles dans une sempiternelle crise multidimensionnelle. Celle-ci entre depuis bientôt trois ans dans un état de décomposition totale.

Toutes les institutions nationales sont à plat depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en 2021. Le pays est livré à des bandes armées qui contrôlent plus de 80 % de la capitale. Des dirigeants sans aucun sens de la « Res publica » dilapident, au mépris de la misère de la population, les maigres ressources du Trésor public.

Le Premier ministre Ariel Henry — qui joue également le rôle de chef d’État sans échappe présidentielle — dirige le pays depuis le 20 juillet 2021 avec l’appui de la communauté internationale. Il est contesté par les citoyens qui étaient dans les rues partout dans les grandes villes du pays pour réclamer sa démission le 7 février dernier.

Si la Police nationale — le bras armé du pouvoir — se montrait impuissante face aux groupes criminels qui terrorisent la population depuis près de trois ans, sa répression a été sans précédent contre ceux qui réclament le départ de l’équipe gouvernementale. Cinq agents de la Brigade de surveillance des aires protégés (BSAP) sont tués et enterrés dans des fosses communes comme des indigents.

Ce mode opératoire n’est pas différent de celui des bandits qui décapitent et brûlent les cadavres des policiers avant de les laisser à la merci des carnivores. Le régime au pouvoir a montré son vrai visage. Le neurochirurgien tyrannise et s’enferme dans un cynique froid qui fait penser au prince machiavélien.

La crise haïtienne actuelle est la résultante de la politique d’exclusion socio-économique, d’apartheid social et de marginalisation des couches populaires que nos élites économiques et politiques ont mis en place depuis 1804.

Haïti reste après deux siècles de vie indépendante un des pays les plus inégalitaires du monde. 60 % des richesses nationales se concentrent entre les mains de moins de 5 % de la population. Une minorité roule dans le luxe extravagant tandis que la grande majorité croupit dans la misère révoltante.

Les crises successives de 1804 à nos jours traduisent l’échec de la mise en place de l’État moderne pour offrir des services sociaux de base à la population. En ce sens Sauveur Pierre-Etienne croit que « la non-émergence de l’État moderne en Haïti est la conséquence du sous-développement et des dictatures récurrentes que le pays a connues ».

Prise en otage par les bandes armées, le pouvoir sanguinaire et la mafia financière, la population est à bout de souffle. Face à cette situation dramatique, Haïti est seule. La communauté internationale tergiverse. Certains pays dont la République dominicaine tire les ficelles. Les armes et les munitions alimentant le secteur criminel en Haïti arrivent des États-Unis en transitant par le territoire voisin. Ironiquement, Luis Abinader, un anti-Haïtien farouche, se transforme en porte-parole de l’État haïtien au niveau international. À l’Organisation des États américains (OEA) comme à l’Organisation des nations unies (ONU), il ne cesse de crier à gorge déployée la nécessite de déployer des forces étrangères en Haïti pour faire face aux groupes armés.

Les pays membres du Core Group passent le dossier haïtien au second plan. Haïti n’est plus une priorité pour la France qui fait face au réveil de l’Afrique et au rejet des rapports de domination qu’elle établit dans le continent noir dont la plupart des pays proclament leur indépendance après la seconde guerre mondiale. Certains dirigeants progressistes africains ont opté pour un partenariat plus fructueux avec la Chine, l’Inde et la Russie. L’Hexagone reste assez dépendant de ce continent riche en ressources naturelles. Selon la Commission économique des nations unies pour l’Afrique (CEA), l’Afrique abrite 54 % des réserves mondiales de platine, 78 % de diamants, 40 % de chrome et 28 % de manganèse. « Dix-neuf des 46 pays d’Afrique subsaharienne possèdent d’importantes réserves d’hydrocarbures, de pétrole, de gaz, de charbon ou de minéraux et 13 pays explorent actuellement de nouvelles réserves ‘, relève le Programme des nations unies pour le développement (Pnud) ».

L’image des États-Unis est politiquement décriée en Haïti. Après quatre interventions militaires dont trois en moins de vingt ans, ils ne parviennent pas à stabiliser la formation sociale. La crise haïtienne survient à un moment où le monde fait face à des défis majeurs écrit l’ex-président dominicain Leonel Fernandez. L’administration américaine se montre plus préoccupée de la guerre russo-ukrainienne et des problèmes du Moyen-Orient qu’à ce qui se passe en Haïti.

L’Ukraine a une valeur stratégique pour Washington et le bloc occidental dans la lutte pour contenir l’hégémonie russe. Dans le Grand échiquier (1997), Brzeziński qualifie l’Ukraine de « pivot géopolitique ». Sans elle, la Russie cesse d’être un empire eurasien. Si elle récupère le contrôle du pays, ses 38 millions d’habitants, ses ressources naturelles (houille, minerai, etc.) et son accès à la mer noire, elle redevient un puissant État impérial, s’étendant de l’Europe à l’Asie.

La guerre au Moyen-Orient opposant le Hamas à Israël depuis le début d’octobre 2023 plonge l’administration américaine dans un dilemme entre cautionner les crimes contre l’humanité commis par Tsahal sous l’ordre du Premier ministre Benjamin Netanyahu et relâcher un allié certain dans cette région riche en hydrocarbures. À elle seule, l’Arabie saoudite détient le quart des réserves prouvées de la planète (262,7 milliards de barils), suivie de l’Irak (112,5 milliards), des Émirats arabes unis (97,8 milliards), du Koweït (96,5 milliards) et de l’Iran (93,1 milliards). Au total, près des deux tiers des réserves connues de pétrole se trouvent ainsi concentrées sous le sol de ces cinq pays (Le Monde diplomatique, 2006).

Si le président dominicain fait de la crise haïtienne son cheval de bataille pour les prochaines présidentielles de mai 2024, le locataire de la Maison blanche n’entend nullement s’impliquer à fond dans la crise haïtienne afin d’éviter qu’elle ait un impact non désiré sur sa réélection le 5 novembre prochain.

Les instances internationales comme l’OEA et l’ONU gardent des souvenirs d’échec en Haïti. Le bilan de la Mission des nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustha) est catastrophique au niveau sanitaire. Le choléra dont est accusé le bataillon népalais de cette mission fait plus de 10 000 victimes sans réparation. D’une influence internationale limitée et sans leadership régional, le Canada se montre assez réticent face à Haïti qui est une terre de feu. Aujourd’hui, Haïti est alors seule dans le monde. Elle est oubliée par l’Humanité. Il revient aux Haïtiens de prendre en main leur destin pour libérer le pays des affres des tyrans au pouvoir afin d’établir une société plus juste en harmonie aux aspirations du plus grand nombre. Une telle bataille ne peut être gagnée sans l’engagement citoyen des élites, une volonté réelle de changement de paradigme dans les pratiques politiques et la prise de conscience des masses qui, « depuis 1843, luttent pour démocratiser le régime politique, moderniser la vie économique, socialiser l’État ».

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