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Joëlle Ursull déclenche une polémique sur les concurrences mémorielles

HISTOIRE ET SÉMANTIQUE

Joëlle Ursull déclenche la polémique

Dans son discours lu au mémorial de la Shoah, le 27 janvier dernier, le président de la République François Hollande a prononcé une phrase qui a fait bondir Joëlle Ursull. La chanteuse a adressé une lettre ouverte au chef de l’État et provoqué une polémique. Retour sur les faits.

Le 27 janvier, François Hollande prononce un discours au mémorial de la Shoah à l’occasion de la commémoration de l’anniversaire des 70 ans de la libération du camp d’Auschwitz. Au tout début de son allocution, lorsqu’il évoque l’arrivée des Soviétiques au camp de concentration, le président de la République prononce une phrase, source de la polémique :  » Le monde, lui, découvrait l’extermination méthodique, programmée, scientifique, des juifs ; un crime qui n’avait pas de nom, tellement il était ignoble. Alors, un nouveau mot fut créé pour le désigner : la Shoah. La Shoah, le plus grand crime jamais connu et jamais commis dans l’humanité « . Sur le coup, personne ne tique, car durant son discours, qui dure vingt-huit minutes, le chef de l’État généralise ses propos pour qu’ils dépassent le cadre du judaïsme et de la Shoah. Il parle par exemple  » des actes antimusulmans qui ont émaillé ces dernières semaines depuis les attentats de Paris à Charlie Hebdo et à l’Hyper Casher « .

Insultée

François Hollande conclut son allocution en citant Frantz Fanon, chantre de l’anticolonialisme, avec un appel à la non-hiérarchisation des souffrances :  » Les nations ont voulu aussi rappeler à tous les peuples où conduisait l’intolérance, qu’elle pouvait les frapper tous. C’est Frantz Fanon, le philosophe anticolonialiste, qui eût cette phrase : « Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous ». La mémoire des crimes contre l’humanité n’appartient à personne, elle est notre héritage commun. Pour comprendre la barbarie – vous, vous l’avez vue en face, il faut savoir la reconnaître partout où elle est, et ceux qui prétendent nier une souffrance, au nom d’une autre souffrance ne sont jamais du côté des victimes, mais toujours avec les bourreaux « .

Quelques jours plus tard, Joëlle Ursull se fend d’une lettre ouverte destinée au président de la République, publiée par le site Internet Politiques publiques le 31 janvier. Elle y explique avoir été insultée par le chef de l’État pendant son discours et ne mâche pas ses mots : «  Vous avez osé, Mr Hollande, en 2015 au vu et au su de tous, insulter par omission des peuples, oui des peuples entiers. Lors de la commémoration du 70ème anniversaire de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz, vous avez affirmé que : « LA SHOAH EST LE PLUS GRAND CRIME, LE PLUS GRAND GÉNOCIDE, JAMAIS COMMIS ». Alors Mr le président je suis furieuse d’une telle déclaration. Car ou vous êtes inculte ou vous faites semblant de l’être…  »

 

ENTRE MALADRESSES ET DIVAGATIONS

Le sempiternel débat de la concurrence mémorielle

En dénonçant les propos de François Hollande, Joëlle Ursull fait ressurgir le sempiternel débat sur la concurrence mémorielle entre Noirs et Juifs. Politiques, syndicats, associations… chacun y va de sa thèse – plus ou moins fumeuse — quitte à accentuer la cassure entre les peuples.

« Un constat clair et juste « … Sans surprise, le CM98, association qui défend l’identité et la mémoire des Antillais, des Guyanais et des Réunionnais, soutient fermement Joëlle Ursull. Dans une lettre publiée sur le site Internet du CM98, Serge Romana, président de l’association, étaye les propos de l’artiste guadeloupéenne. Il qualifie lui-même de  » désolant et regrettable la hiérarchisation des crimes contre l’humanité  » par le président de la République François Hollande.  » On parle plus des victimes de la Shoah que de celles de l’esclavage et cela nous fait mal, pourquoi ? « , interroge-t-il ouvertement. Il se saisit ainsi du coup de gueule de Joëlle Ursull pour faire entendre la voix des descendants d’esclaves qui estiment que la traite négrière est un génocide et que ce passage de l’histoire est tout aussi grave que la Shoah.  » Nous attendons (ou parfois, quémandons) de la reconnaissance de ceux que nous considérons inconsciemment toujours comme les maîtres « , s’exprime ainsi Serge Romana. George Pau-Langevin, ministre des Outre-mer, ajoute son grain de sel :  » Si vous prenez strictement, juridiquement, la traite négrière, c’est un crime contre l’humanité, mais ce n’est pas un génocide. Puisque, par définition, ceux qui sont allés chercher des esclaves en Afrique pour les faire travailler dans les plantations ne voulaient pas les exterminer. Ils voulaient les faire travailler gratuitement « . Une réponse – maladroite — qui prête à des interprétations alarmistes. Face à une telle polémique, certains ont fait vœu de silence, comme Victorin Lurel, président du conseil régional et Jacques Gillot, président du conseil général, pourtant personnellement interpellés par Joëlle Ursull.

 

BUZZ?

Un succès avec deux poids deux mesures

Désormais, c’est aussi via les réseaux sociaux que l’on jauge l’ampleur d’une polémique. La controverse lancée par Joëlle Ursull ces derniers jours a eu un résultat plutôt mitigé.

La publication de la lettre ouverte de Joëlle Ursull n’a pas manqué de susciter des réactions. Plus particulièrement sur les réseaux sociaux. Sur les 7 derniers jours, le site de micro-blogging Twitter a enregistré près de 400 tweets, avec un cumul de 256 675 personnes potentiellement atteintes, selon l’outil d’analyse d’hashtags Twitchup. Le 3 février dernier, le nom  » Ursull  » a été cité 117 fois.

 » Nul n’est prophète dans son pays « 

C’est sur les sites consacrés à l’information africaine que la lettre ouverte connaît un plus grand retentissement. Ichrono.info, portail d’information basé au Sénégal, a relayé la lettre de la chanteuse guadeloupéenne accompagnée également d’une lettre ouverte du collectif des nègres insoumis adressée au président et aux médias français. La publication affiche plus de 102 490 vues et se positionne à la première place du Top 5 de l’actualité du site. Même plébiscite sur la page Facebook de Negronews. D’après les statistiques de ce média de la communauté noire francophone, le post a été liké 1 544 fois et partagé 876 fois.

La diffusion de la lettre n’a pas connu le même engouement sur les sites antillais d’informations. Sur le site Politiques Publiques à l’origine de la publication, deux résultats différents sont observés. Le 31 janvier, la missive de Joëlle Ursull au président de la République est postée sous l’onglet Martinique du site. La page recueille 44 commentaires et sera partagée 111 fois sur Twitter. Sous l’onglet de la Guadeloupe, la même lettre sera publiée deux jours plus tard et comptabilisera 25 avis.

 

INTERVIEW

Joëlle Ursull :  » La Shoah n’est pas le plus grand crime contre l’humanité « 

Après sa lettre ouverte au président de la République, la chanteuse guadeloupéenne persiste et signe. Selon elle François Hollande aurait offensé des peuples.

Joëlle Ursull : Je suis désolée. Le président de la République ne peut pas dire que la Shoah est le plus grand crime contre l’humanité. Quand il dit cela, c’est lui qui hiérarchise des souffrances. Même si ailleurs dans son discours, il y a autre chose, il dit bien que c’est le plus grand crime. J’aurais préféré qu’il dise que c’est l’un des plus grands crimes.

Le Courrier de Guadeloupe : Mais vos mots sont cinglants, excessifs il n’est pas sûr du tout que cela soit sa pensée profonde…

J.U. : Mes mots sont cinglants ? Mais qui veut du respect s’en procure. Moi je peux dire des conneries, mais pas lui. Il a des conseillers. Ce n’est pas comme moi qui ai écrit ma lettre toute seule dans mon coin. À moins qu’il ait voulu faire plaisir aux Juifs. Mais cela ne change rien à l’affaire. En tant que Négresse, j’ai été blessée.

LCG : Vous dîtes dans votre lettre qu’à l’occasion des tueries à Charlie Hebdo on a surtout parlé des Juifs. C’est excessif, il a été fortement question des caricaturistes, non ?

J.U. : Au début oui. Moi j’ai regardé la télévision. Très vite, on a mis l’accent sur les Juifs. Je ne pense pas être la seule à l’avoir constaté. Pareil pour le discours de Hollande, lorsque j’ai écrit ma lettre personne ne parlait de ce qu’il a dit. Tout le monde fait ses petites affaires et personne ne fait attention à rien. Eh bien moi, si. On dit qu’il faut apprendre aux Français la Shoah dès le primaire et moi je dis qu’il faut apprendre aussi l’esclavage aux Français dès le primaire. Cela changerait peut-être les choses.

LCG : Mais ce n’est pas très constructif, ni même très valorisant de crier à chaque fois, et nous les Nègres ?

J.U. : Et nous les Nègres ? Tout ce que je sais c’est que le président a offensé des peuples. Les mots qu’il a choisis ne sont pas les bons. La Shoah n’est pas le plus grand crime contre l’humanité. Bien sûr, cela peut arranger les gens de penser comme cela. Je dis seulement que je défends des gens dont on ne parle jamais. Dès qu’il s’agit de la Shoah et que des Juifs sont attaqués cela devient abominable. Si c’est un Nègre, ce n’est pas bien grave. Les gens disent il faut oublier. Il faut aller de l’avant. Mais comment peut-on oublier quand on ne vous respecte pas. La grande histoire consiste à dire que ce sont les Nègres qui ont vendu les Nègres. Idem lorsqu’on parle aux Arabes de la traite arabo-musulmane, ils s’en offusquent. Ils disent mais non. Ce n’est pas vrai.

LCG : Certains se sont exprimés pour vous soutenir et aller dans votre sens mais d’autres comme Tony Albina vous ont opposé des arguments forts…

J.U. : Chacun argumente comme il veut. Chacun comprend ce qu’il veut. Je dis simplement qu’il y a un moment où tout le monde, qu’on soit LKP, adventiste ou catholique doit se lever pour dire non. Quand Taubira a été traitée de singe, quel élu guadeloupéen a protesté ?

LCG : Vous ne pouvez pas dire cela. Ils sont nombreux à avoir officiellement réagi…

J.U. : Ici oui. En publiant des petits communiqués mais au niveau national, personne.

LCG : Mais ce n’est pas vraiment le sujet…

J.U. : On est en plein dedans. En tout cas, je suis contente de n’avoir pas parlé dans le vide. Vous avez vu le buzz que cela fait…

 

ANALYSE

La surenchère mémorielle, vieille lune remise sur le tapis

La polémique déclenchée par la lettre ouverte de Joëlle Ursull au président de la République François Hollande est-elle pertinente ? Il ne s’agit pas seulement ici d’émettre un avis en fonction de son intime conviction ou de sa sensibilité. C’est au contraire le type de sujet qu’il faut, du mieux qu’on puisse, garder de tout affect, si l’on veut sauvegarder un minimum de rationalité et ce, même si ce n’est pas chose aisée. Partant, la pertinence devrait pouvoir s’analyser au regard de critères à la fois clairs et simples. D’abord cette réaction de Joëlle Ursull est-elle fondée ? Autrement dit François Hollande a-t-il même par inadvertance heurté ou insulté la communauté antillaise issue de l’esclavage ? À vrai dire je ne le crois pas. Dans son élan Joëlle Usull a modifié la phrase de François Hollande. Certes, de pas grand-chose. Elle ajoute juste un mot. Mais quel mot ! Celui qui justement fait polémique le mot génocide. François Hollande dit :  » la Shoah le plus grand crime jamais connu et jamais commis dans l’humanité « . Sous la plume de Joëlle Ursull, la phrase de François Hollande devient : La Shoah le plus grand crime, le plus grand génocide jamais commis. Cela peut paraître insignifiant l’apparition du mot génocide, sauf qu’elle ne l’est pas. Car François Hollande effectivement parle de génocide. Mais plus loin dans son discours. Il en cite deux. Celui des Toutsis et celui des Arméniens après avoir dit que «  le mémorial commémore la Shoah mais aussi tous les génocides « . François Hollande cite encore Frantz Fanon : «  quand vous entendez parler des juifs, tendez l’oreille, on parle de vous « . Rapportée à l’ensemble de son discours la phrase de François hollande ne nie nullement ni minimise les autres crimes contre l’humanité  » ceux qui entendent nier une souffrance au nom d’une autre souffrance ne sont jamais du côté des victimes mais du côté des bourreaux « . C’est du Hollande dans le texte. Aurait-il dû citer la traite négrière en lieu et place des génocides arméniens et des Toustsis pour trouver grâce aux yeux de l’artiste ? Possible. Mais tout cela e ne résiste pas à l’analyse. Ensuite cette polémique fait-elle avancer le débat ? À première vue oui puisque chacun y va de son soutien ou de son analyse. Mais c’est l’écume des choses. Disons que le débat est simplement remis sur le tapis. Mais il n’a pas avancé d’un iota. Ce sont toujours les mêmes vieilles lunes qui apparaissent avec pour fonds de commerce la surenchère mémorielle. Or, peut-on vraiment établir une hiérarchie de l’horreur ? Le crime qui affecte le concerné sera toujours le plus horrible. Et il faut l’accepter. Qu’il veuille garder intacte cette mémoire et qu’on n’y touche surtout pas est profondément humain. Aussi, ceux qui avaient inventé l’imbécile concept de repentance n’imaginaient même pas à quel point ils étaient à côté de la plaque et mettaient de l’huile sur le feu. À moins que…

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