Élagage au bord de la ravine Espérance à Basse-Terre. Mars 2025. Photo : Nathalie Serrand

Guadeloupe. Le 20 mai 2025. Nathalie Serrand

En mars dernier, un chantier de construction d’une administration publique à Basse-Terre a conduit à la coupe sur 150 mètres, de dizaines d’arbres et arbustes qui bordaient le côté gauche de la ravine Espérance depuis des décennies. Cette petite rivière encaissée qui chemine de Morin, Saint-Claude, jusqu’à la mer en traversant Basse-Terre, est en grande partie canalisée et busée. Toutefois, quelques tronçons de berges portent encore une végétation remarquable. La ravine n’est pas en domaine public fluvial, ses berges appartiennent aux propriétaires des parcelles et ne sont donc soumises à aucune réglementation autre que celles concernant l’entretien des berges et du lit de rivière

Derrière ce qui pourrait sembler être un simple aménagement se cache une réalité plus complexe : la disparition d’un véritable poumon vert urbain aux fonctions écologiques passées sous silence. Se posent aussi des questions sur notre manière d’aménager le territoire et sur la place que nous accordons à la nature en ville.

Élagage au bord de la ravine Espérance à Basse-Terre. Mars 2025. Photo : Nathalie Serrand
Élagage au bord de la ravine Espérance à Basse-Terre. Mars 2025. Photo : Nathalie Serrand

Cette bande de végétation qui bordait la rivière l’Espérance constituait ce que les scientifiques appellent une ripisylve. Imaginez une sorte de filtre naturel géant remplissant plusieurs missions essentielles.

D’abord, les arbres concourent au maintien physique des berges, et limitent l’impact des crues et de l’érosion. Leurs racines profondes favorisent l’infiltration de l’eau dans la nappe alluviale (ce qui accentue l’effet de stockage de l’eau) plutôt que son ruissellement. Ils ralentissent le débit du cours d’eau en crue, abaissent les vitesses d’écoulement de l’eau et forment des contreforts qui maintiennent les berges.

Ensuite, ces arbres contribuent à la bonne santé des rivières en participant au maintien de la qualité de l’eau (filtrage des substances extérieures polluantes, élimination des nitrates et phosphates) et à la régulation de sa température ce qui a des impacts favorables sur les écosystèmes aquatiques (survie et croissance des espèces, processus de production primaire, décomposition de la matière organique, etc.) (liée en partie à l’ombrage de la ripisylve ; l’exposition au soleil impacte les écosystèmes aquatiques : survie, taux de croissance, métabolisme des espèces aquatiques, processus de production primaire, rétention de nutriments, décomposition de la matière organique, taux de saturation en oxygène dissous, etc.).

Enfin, les berges arborées maintiennent la biodiversité. Elles permettent à de nombreuses espèces animales (oiseaux, reptiles, amphibiens, chiroptères, poissons, crustacés) et végétales de conduire leur cycle de vie, même au cœur de la ville et constituent des écosystèmes spécifiques. Ce sont des espaces d’échanges (écotone) entre les milieux terrestres et aquatiques. Par leur présence continue le long d’une rivière, ces corridors verts permettent la circulation des espèces, dans une relative sécurité, entre plusieurs zones écologiques, autrefois connectées, mais que les décisions d’aménagement du territoire ont isolées les unes des autres.

Parmi les arbres essences abattues à Basse-Terre (17 espèces indigènes et 15 exotiques) se trouvaient des espèces rares comme le savonnier, classé en danger d’extinction, ou la canne d’eau, considérée comme vulnérable.

Exotiques comme indigènes, une bonne part de ces espèces abattues présentaient des rôles écosystémiques importants. Le pois doux rivière (Inga laurina) est très prisé par la chauve-souris nectarivore Monophyllus plethodon, endémique des Petites Antilles (classée menacée par l’UICN). Le prunier mombin (Spondias mombin) est prisé par plusieurs espèces de chauves-souris dont Ardops des petites Antilles, espèce endémique des Petites Antilles. L’amandier exotique (Terminalia catappa) est stabilisatrice des berges et prisée des chiroptères frugivores (Fer de lance commun, Brachyphylle des Antilles). Le latanier balai (Coccothrinax barbadensis) est exploité par des oiseaux (« grives ») et certaines chauves-souris frugivores.

Les végétaux abattus abritaient une faune précieuse. De nombreuses observations en domaine terrestre, malheureusement non formalisées, attestaient de la présence d’espèces utilisant la ripisylve et le cours d’eau comme corridor vert, voire comme lieu de nidification : héron vert (Kio), Butorides virescens ; pic de Guadeloupe, Melanerpes herminieri, espèce endémique et protégée en Guadeloupe classée proche de menacée par l’UICN ; plusieurs espèces de moqueurs (Trembleur brun, Moqueur grivotte, Moqueur corossol) et bien d’autres espèces de passereaux, Crécrerelle d’Amérique (Falco sparverius), etc.

La faune comportait aussi des amphibiens avec la présence vraisemblable de l’hylode de Martinique Eleutherodactylus martinicensis, espèce endémique et protégée (liste rouge NT) ; des reptiles avec de nombreux anolis de Guadeloupe et la présence attestée du gecko Sphaerodactylus magnificus, espèce protégée (liste rouge LC), et, comme cela a été mentionné plus haut, des chiroptères. Le défrichement de ce type de végétation de bord de rivière impacte tout un écosystème, sa flore et sa faune. Dans le cas de la Ravine Espérance, la flore comportait de nombreuses essences indigènes patrimoniales, dont deux classées menacées par l’UICN, la canne d’eau (classée vulnérable), le savonnier (classé en danger de disparition) et le latanier à balai, endémique des Antilles, classé quasiment menacé. D’autres espèces patrimoniales plus communes (bois d’inde, acajou amer, pois-doux rivière), sont connues pour leur capacité à stabiliser les berges par les contreforts que forment leurs racines sur les berges.

De plus, une bonne part de ces essences abattues présentait des rôles écosystémiques importants.

Elles sont des sources de nourriture pour diverses espèces d’oiseaux et de chauve-souris, dont des espèces endémiques des Petites Antilles, et pour certaines menacées. On peut citer notamment, la monophylle des Petites Antilles, petite chauve-souris nectarivore, pollinisatrice, classée menacée par l’UICN (vulnérable)

Ces essences sont des milieux de vie, voire de reproduction (site de nidification) pour de nombreuses espèces d’oiseaux patrimoniales comme le Pic de Guadeloupe (espèce protégée endémique, classée proche de menacée par l’UICN), le Trembleur brun (protégée, endémique des Petites Antilles), le Moqueur grivotte (endémique des Petites Antilles), le Héron vert (Kio) (protégée), la Crécerelle d’Amérique (protégée), le Moqueur corossol et bien d’autres espèces de passereaux…

Il s’agit également de l’habitat de plusieurs espèces d’amphibiens et reptiles endémiques et protégées : l’Hylode de Martinique, l’anolis de Guadeloupe et un petit gecko inféodé à la litière de feuilles, le sphérodactyle bizarre.

La disparition de cet habitat aura des conséquences en cascade sur tout l’écosystème local. Existait-il des alternatives permettant de concilier aménagement et préservation de l’environnement ? La réponse est oui.

Élagage au bord de la ravine Espérance à Basse-Terre. Mars 2025. Photo : Nathalie Serrand
Élagage au bord de la ravine Espérance à Basse-Terre. Mars 2025. Photo : Nathalie Serrand

Comme l’ont démontré les épisodes de 2022 (tempête Fiona) puis 2023 (tempêtes Tammy puis Philippe), particulièrement en Sud Basse-Terre, la mise en place de nouvelles installations en bordures de rivière, vulnérables aux crues et glissements de terrain, ne semble pas appropriée.

En revanche, il paraît pertinent de protéger et de préserver tout dispositif naturel. L’efficacité des végétaux et de leurs propriétés mécaniques et/ou biologiques, a été largement attestée pour le contrôle, la stabilisation et la gestion des sols, notamment des berges.

La question n’est pas de s’opposer systématiquement aux projets urbains, mais de chercher des solutions plus intelligentes. Pourquoi ne pas avoir décalé le bâtiment de quelques mètres afin de sauver une partie de cette végétation précieuse ?

Des recherches se développent, notamment le programme « Protéger », financé par le Parc national de la Guadeloupe, l’Office de l’eau de Guadeloupe, la Région Guadeloupe et la Direction de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Deal) Guadeloupe, pour promouvoir l’utilisation des techniques de génie végétal dans les rivières de Guadeloupe, afin de protéger les biens et les personnes des risques encourus lors des crues de rivière ou des évènements cycloniques tout en préservant la biodiversité des milieux aquatiques.

Il est malheureux qu’un tel projet n’ait pas été mis à l’honneur et sollicité pour une application modèle dans le cadre de la construction d’un bâtiment administratif public.

Ces alternatives demandent certes plus de réflexion en amont, mais elles évitent des coûts cachés à long terme : risques accrus d’inondation, perte de biodiversité, augmentation des îlots de chaleur… Autant de problèmes que nous devrons ensuite résoudre à grands frais.

Cette affaire nous invite à repenser notre rapport à la nature. Les petits espaces verts qui subsistent en ville ne sont pas des « délaissés » inutiles. Ce sont au contraire les derniers refuges d’une nature qui rend des services invisibles mais essentiels. Ils rafraîchissent l’air dans les zones bétonnées. Ils absorbent les eaux de pluie, et réduisent les risques d’inondation. Ils offrent des lieux de vie à la faune locale. Ils améliorent notre cadre de vie et notre bien-être.

Les projets architecturaux, assortis désormais de paragraphes incontournables sur les partis pris « paysagers », annoncent des espaces verts et le respect du patrimoine naturel existant alors que la réalité de terrain en reste souvent éloignée. Elle se traduit par des pelouses rases, quelques palmiers exotiques et la disparition totale d’écosystèmes complexes, mis en place sur un temps long, dont les services écosystémiques sont définitivement perdus.

Les superficies concernées le plus souvent pas des aménagements en contexte urbain sont inférieures aux seuils à partir desquels un ensemble de contraintes réglementaires s’applique selon le Code de l’environnement (autorisations de défrichement, études d’impacts, etc.).

De fait, ces petits espaces végétalisés de ville méritent une attention particulière de nous tous, à commencer par les collectivités, dont les mairies (notamment au travers de leur PLU), les services compétents (urbanisme, environnement en communes, administrations de gestion et contrôle de l’environnement) mais aussi nous, les habitants citoyens.

L’exemple de la ravine Espérance nous montre que la nature en ville n’est pas un luxe, mais une nécessité. Plutôt que de considérer les arbres comme des obstacles à l’aménagement, apprenons à les intégrer dans nos projets. C’est le défi que nous devons relever ensemble – élus, aménageurs et citoyens – pour construire des lieux villes plus vivables, plus résilientes et plus respectueuses du vivant.

Tous les petits espaces urbains de végétalisation « sauvage » – ripisylves, haies, petits bois, parcs et même jardins privés – sont des oasis de vie pour la diversité des arbres de Guadeloupe, et pour la petite faune dont les insectes pollinisateurs qui assurent la reproduction de nombre de plantes dont nos arbres fruitiers.

Notre prise de conscience doit s’accompagner d’actions concrètes. En tant que citoyens, nous pouvons nous informer sur les projets d’aménagement prévus dans notre commune. Nous pouvons participer aux enquêtes publiques et faire entendre notre voix. Nous pouvons soutenir les associations qui étudient et protègent ces milieux naturels urbains. Et surtout, nous pouvons partager autour de nous cette compréhension de l’importance des arbres. Et contribuer à les planter et à les protéger.

Nathalie Serrand
Avec le soutien des associations AEVA, Asfa et Collectif pour la vie
Avec le soutien des sociétés Fleur de carbone et Equinoxe

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