Dominique Domiquin, artiste

Cimetière du Père Lachaise, Paris. Le 10 octobre 2024. Dominique Domiquin

Ary Chalus, président du conseil régional de Guadeloupe et les milieux autorisés ont tranché, Emmanuel Macron l’a validé, l’aéroport Pôle Caraïbes prendra le nom d’une géante de la littérature guadeloupéenne : Maryse Condé (prix Nobel altermondialo-bouddhisto-féministe). Cette décision du 29 septembre 2024 agace nos compatriotes : “Condé nous prenait pour des cons ! maugréent-ils sur les ondes. Qu’on l’honore, d’accord, mais fallait nous consulter avant !” Énième symptôme de la fissure entre le peuple et les élites qui caractérise les démocraties occidentales d’aujourd’hui.

Soit on se dit que, décidément, le commun des mortels n’entend rien aux affaires du monde, soit on essaye de comprendre le malentendu entre Man Condé et les siens, ce peuple fier qui ne digère toujours pas la haute condescendance condesque. Sa frustration est d’autant plus féroce qu’il se sent impuissant face aux journalistes, artistes, intellos et autres fans de Condé (dont je suis) qui expliquent “Mais tu n’as rien compris, brave petit négrillon pittoresque ! Qui aime bien châtie bien ! C’est pour ça qu’elle nous crachotait si merveilleusement dessus ! Sakré manglous ki’w yé”.

La foule, le peuple et la classe politico-médiatique

Dans l’Hexagone comme par ici, l’expression “Foule compacte” sert aux journalistes à faire passer un attroupement honnête pour une gigantesque marée humaine. Ainsi, le 18 décembre 2018, à l’aéroport Pôle Caraïbes, grâce à quelques groupies cadrées en plan serré, la presse locale nous a vendu un péyi-Gwadloup acclamant une Maryse Condé usée mais combative, nimbée de gloire dans son fauteuil roulant. Pas si con, le Gwada lambda savait que ces thuriféraires répondaient à l’appel de l’exécutif régional.

Le narratif à vendre étant “Maryse Condé et le peuple sont enfin réconciliés !” C’était bien essayé, mais cette troupe maigrichonne n’avait rien du triomphe romain offert au dieu Teddy Riner le 6 août 2024 suite à sa cinquième médaille olympique. Certes, le jeune judoka n’est pas un noble Nobel (il n’a été que 11 fois champion du monde), mais lui ne nous donne pas de leçons de patriotisme entre deux kirs germanopratins et trois accras épisodiques au pays. Au fait, l’appel à accueillir Riner au même endroit que Condé venait du même exécutif régional… Vous avez dit récup ?

Dis-moi la grosseur de ton nombril, je te dirai où il est enterré

Née le 11 février 1934 en Guadeloupe, Marise Liliane Appoline Boucolon, qui aimait qu’on précise qu’elle était fille de “grands nègres”, est morte en France franco-française. Chose étonnante pour une UPLGiste, elle fut inhumée à Paris le 12 avril 2024 après une messe à Saint-Germain-des-Prés. In extremis, un drapeau indépendantiste fut posé sur son cercueil pour faire couleur locale. Si son lonbrik est enterré dans l’île de ses pères, tout le reste reposera donc auprès de ses grands pairs : Apollinaire, Balzac, Beaumarchais, Colette et Champollion.

Tel le saumon remontant sa rivière, Maryse Condé est remontée vers Paris, son ultime demeure, non loin de la cossue Sorbonne où, jadis, des profs blancs la conscientisèrent sur son insouciante condition de petite-bourgeoise noire en pays dominé. Qui pourrait la blâmer de préférer la conversation des Belmondo, Bizet, Desproges, la Callas ou Sarah Bernhardt à celle de nous autres, pedzouilles bôkaz indécrottablement assimilés, honteusement verrouillés à la France ? Au moins, dans les allées du Père Lachaise, elle ne sera pas ennuyée par les moustiques, les crabes et les soukounyan.

L’indépendance de la Guadeloupe ou la Légion d’honneur ?

Le 19 mai 1802, Napoléon créait la Légion d’honneur, récompense suprême pour services civils et militaires rendus à la Nation française. Deux mois plus tard, en juillet 1802, Bonaparte rétablissait l’esclavage en Guadeloupe, ce qui nous est resté en travers de la gorge. C’était un grand guerrier, un législateur visionnaire, un genre de despote éclairé… Mais pour nous, ce type restera avant tout un sacré fils de manman-cochon.

Que le boss du judo mondial, MONSIEUR Teddy Riner, amoureux de sa Guadeloupe mais pas indépendantiste pour un sou (comme 99,9 % des Guadeloupéens), accepte la Légion d’honneur ? No problemo ! Mais que Man Condé, pur produit de la Sorbonne, fondatrice du Centre des études françaises et francophones à l’université Columbia (USA), celle-là même qui nous exhorte depuis Nanterre ou les salons parisiens ou de sa chaire de Californie, de Virginie ou du Maryland, de nous affranchir de nos chaînes mentales, du besoin de reconnaissance et de la fascination française…

Que Maryse-Tituba-Ségou Condé aille récupérer la médaille du tyran… Alors là, chapeau l’artiste ! On peut comprendre que le Gwada lambda s’étrangle devant pareil toupet ! D’autant qu’il reçoit régulièrement des injonctions-tôbôks de notables, intellectuels et artistes antillais qui le traitent de ventre, de tube digestif sans conscience nationale, et autres joyeusetés pleines du mépris de ceux qui sont, hors caméra, exactement comme lui mais affirment, sans rire, détenir la vérité identitaire et politique. Oui, la Guadeloupe a aussi ses champion (ne) s du “fè sa an ka di, las véyé sa an ka fè !”

La gifle électorale

Pas bégueule, Maryse Condé, grand-croix dans l’Ordre national du mérite, officier de la Légion d’honneur et commandeur des arts et des lettres, a accepté les plus hautes distinctions tout en nous exhortant au nationalisme local. Et tout-pendant qu’elle nous morigénait urbi et orbi, cette intellectuelle brillante, férue d’histoire, engagée pour la libération de ceux qu’elle qualifiait (affectueusement !) de “peuple enténébré”, se livrait nofwap à de drôles de contorsions idéologiques. Comment comprendre ce goût pour la reconnaissance du colon qu’on dénonce ? D’autant que d’obscurs pinailleurs gaulois tels Gustave Courbet, Maurice Ravel ou Guy de Maupassant, ont prouvé qu’un grand artiste peut se foutre du Père Lachaise et de la Légion d’honneur. Allez comprendre ? À moins que…

En mars 1992, les indépendantistes de l’UPLG (Union pour la libération de la Guadeloupe) participèrent pour la première fois aux élections régionales. Maryse Condé figurait sur la liste menée par l’universitaire Roland Thésauros. Ce fut un plantage magistral ! Maryse en tituba ! Faut-il croire les mauvaises langues qui supputent qu’elle n’a jamais digéré cette gifle reçue du petit peuple ? Puisque nous ne l’honorions pas, peut-être s’est-elle, la mort dans l’âme, contentée de la reconnaissance française ? Ou peut-être a-t-elle accepté les honneurs parisiens par pure politesse. Qui sait ?

Aéroport Condé versus aéroport Césaire ?

Les Guadeloupéens s’irritent que nos politiques aient voulu montrer aux Martiniquais que nous avions aussi notre Himalaya littéraire. Ce, en dépit du fait qu’un 12 juillet 2007, au micro de Gérard César (Télé Guadeloupe), notre Maryse nationale avait déclaré (je résume) que la terre de Guadeloupe, ses vents, sa nature et ses paysages l’avaient nourrie et enchantée, contrairement à ses habitants “décervelés par le colonialisme”, ces ingrats qui ne l’ont pas considérée à sa juste valeur. Et que par conséquent, elle quittait définitivement le pays. Notons que peu avant, le 15 janvier 2007, l’aéroport du Lamentin en Martinique était devenu “Aéroport international Aimé Césaire”. L’auteur du Cahier d’un retour au pays natal mort le 17 avril 2008 à Fort-de-France, aura connu cet unanime honneur de son vivant.

17 ans plus tard, le 2 avril 2024, Maryse Condé s’éteignit dans le Vaucluse. Très vite, Ary Chalus, président de Région, souhaita lui rendre hommage. “Guadeloupe Pôle Caraïbe”, fut donc rebaptisé “Guadeloupe-Maryse-Condé”. Certes, nos cousins Matinino furent plus prompts à s’emparer du “nègre fondamental,” mais quand l’autonomiste Césaire est resté verrouillé à son île ; l’indépendantiste Condé a plutôt fait souche en Afrique et aux États-Unis, et surtout en France hexagonale. Ce n’est ni injure ni aigreur que de constater cette constance qui s’affirmera jusqu’au tombeau.

Le peuple ne lit pas Condé mais doit-il se taire pour autant ?

Consultation populaire, démocratie participative, souvent ces mots sont dits par nos zélés élus qui Condé ont peu lu. Alors pourquoi n’ont-ils pas demandé son avis au peuple ? Pour rebaptiser l’aéroport, le choix de Condé, paix à son âme, était loin d’être consensuel. Chacun aurait préféré choisir librement entre Patrick Saint-Éloi, Félix Proto, Vélo, Gerty Archimède, Marie-José Pérec, Laura Flessel, Jocelyn Angloma, Roger Bambuck, Raoul Georges Nicolo, Elie Domota, Louis Delgrès, Solitude, le chevalier de Saint-George, Grégory Baugé, Thierry Henry, Ernest Pépin, Sonny Rupaire, Guy Tirolien, Michèle Lacrosil, Germain Calixte, Henri Debs, Henry Sidambarom, Hector Poullet, Paul Niger, Lilian Thuram, Michel Rovélas, Joël Nankin, etc.

Oben nou té’é pé kriyé laréyopô-la “Karukéra International” en mémoire de nos ancêtres amérindiens quasi annihilés. D’accord, Man Condé venait de mourir, il fallait lui rendre un hommage digne de sa stature. N’empêche, TOUT le peuple avait son mot à dire et on ne l’a pas laissé s’exprimer. Tant pis ! On embarquera à l’aéroport Maryse Condé pour aller se recueillir sur sa sépulture, chez elle… en métropole. Détail anecdotique : notre premier Nobel de littérature fut le blanc créole Saint-John Perse. Comme mussieu ne nous considérait que comme éléments de décor, qu’il ne vantait que son île et pas ses habitants, nous ne l’avons jamais vraiment honoré. On est comme ça en Guadeloupe : Jan ou sèvi nou, sé jan nou ka manjé.

Condé, on t’aime mais tout de même…

De cette romancière érudite, je ne sais rien, je ne fréquente pas les gens célèbres pour éviter d’être déçu. Mais j’admire son style, son souffle, la profondeur de son œuvre et de sa réflexion, son agilité linguistique, sa pugnacité face aux pires chienneries déchirantes de cette chienne de vie déchirée. Et surtout, je reste bluffé par sa lucidité et sa capacité à scruter le réel et les gens.

Son intransigeance face au délire identitaire essentialiste. Son aptitude à voir au-delà du romantisme révolutionnaire et des œillères militantes. Son regard pointu sur une Afrique fantasmée par une frange bruyante de la bourgeoisie noire. Sa froide description de la violence et de l’incurie machiste antillaise, haïtienne et africaine. Bref, sa liberté ! J’avoue, on ne peut pas aimer ça chez Condé et ruer dans les brancards quand elle nous griffe au visage.

Un intellectuel ça doit enfoncer le doigt où ça fait mal, ça doit purger les bobos si c’est la seule manière d’évacuer le pus qui gangrène la société qu’il aime. Un intello qui ne critique pas ne sert à RIEN, mais c’est mieux quand il n’oublie pas d’être “la bouche de ceux qui n’ont point de bouche”. Maryse Condé a parfois été constructivement critique (ainsi sur les dangers d’une vision étriquée de l’identité créole), parfois condescendante, voire passive-agressive envers les Guadeloupéens (je ne m’étendrai pas en citations négatives qui valent leur pesant de donbré-wassou).

Elle était certes une grande âme, un puissant écrivain dont n’importe quelle nation au monde serait fière. Mais nous ne sommes pas, nous n’avons jamais été ses enfants, ses timoun-piti. Ni ceux de personne. Nou pas soud, nou pa avèg é nou tini mémwa. On ne lui a jamais demandé de nous flatter ni de nous caresser dans le sens du poil. Cependant, peut-être eût-il fallu qu’elle nous respectât mieux. Nous le lui aurions rendu au centuple, spontanément. Ce peuple, dont elle se revendiquait, a le droit, le devoir de la critiquer. Nous sommes et serons toujours ses frères et sœurs mais jamais un troupeau de brebis, ni un électorat facile, ni le simple epsilon d’un lectorat enamouré. Elle est des nôtres, sans équivoque, mais l’amour et le respect, ma bonne Dame, ça se mérite. Et ce n’est pas à sens unique.

Alors final de compte, on ti-pilo adan nou ba laréyopô-la non “Mariz Condé”. Sa ja fèt, nou paté ni mo an nou a di anlè sa : sa pa grav. Pétèt yo konnèt myé ki nou sa ki méyè ban nou. Pétèt pitit an nou ké di yo mèsi dèmen ? Au demeurant, il faut acheter, lire, étudier et critiquer les livres de la Dame et ses pièces de théâtre, en faire des BD, des jeux vidéo et des films à gros budget, car au-delà de ses illisibles postures politiques, c’est ce qu’elle nous lègue de plus précieux.

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