Antenne de de Guadeloupe formation, établissement régional en charge de la formation professionnelle, à la dérive. Photo : DR

Passé presque inaperçu lors de sa publication, le rapport accablant que la Chambre régionale des comptes (lire ici) a rendu le 8 août 2025 sur la gestion depuis 2019 de Guadeloupe formation (structure de référence qui orchestre et garantit l’accès à la formation professionnelle en Guadeloupe, ndlr) appelle une pleine lumière. Le document dresse un constat : l’organisme est en situation de « faillite » systémique, née d’un « vice originel » lors de sa création, et aggravée par des années de gestion chaotique, de manquements éthiques graves et d’une tutelle régionale étouffante. Cette combinaison a conduit à un gaspillage des deniers publics et à une trahison des missions fondamentales de la structure. Retour détaillé sur ce rapport méconnu au travers d’un décryptage en 4 points clés qui en révèlent toute la portée.

1. Des dysfonctionnements juridiques et statutaires graves

La Chambre régionale des comptes (CRC) constate que Guadeloupe formation souffre d’une instabilité juridique profonde. Elle relève que la création initiale de l’Établissement public « administratif » en 2010 sous la mandature régionale de Victorin Lurel comportait des dérogations illégales, notamment concernant la soumission au code du travail et à la comptabilité « privée », créant ce qu’elle qualifie de « vice originel ». Cette instabilité a été accentuée par la tentative, sous la mandature d’Ary Chalus, de le transformer en Établissement public « industriel et commercial » en 2018. Une démarche ultérieurement annulée par la justice.

La CRC observe une illégalité persistante dans les contrats de travail. Elle indique que le maintien des agents sous un régime de droit privé se poursuit, au moment où nous écrivons ces lignes, bien que le tribunal administratif l’ait jugé illégal en 2018, ce qui expose l’établissement à un contentieux massif et à des risques financiers significatifs.

L’institution gardienne des deniers publics signale également de multiples irrégularités dans les nominations et les actes. Elle précise que les nominations des directeurs généraux et adjoints se font souvent par intérim, parfois sans base légale statutaire, comme pour le poste de directeur général adjoint qui n’est pas prévu. Elle note aussi que des actes sont signés par le président du conseil d’administration (Ary Chalus) alors que ces conventions engagent les deux parties qu’il préside (la Région et Guadeloupe formation).

Enfin, la CRC pointe du doigt le fonctionnement irrégulier du conseil d’administration (CA). Elle mentionne des procès-verbaux non signés, manquants ou rédigés de manière très sommaire, ainsi que l’absence de convocation de tous les membres, en particulier les représentants des partenaires sociaux, ce qui remet en cause la validité légale des décisions prises. Elle estime également qu’il y a un empiètement sur les compétences du directeur général, à la suite d’une modification récente du règlement budgétaire et comptable qui attribue les fonctions d’ordonnateur (personne qui décide des dépenses, ndlr) au président du CA. Mesure que les magistrats financiers jugent contraire aux statuts et à la jurisprudence.

2. Une gouvernance confuse et une gestion désorganisée

La gouvernance de l’établissement est décrite comme étant défaillante. La CRC rapporte que le CA est réduit à une « chambre d’enregistrement » des décisions de la Région, sans débat stratégique substantiel. Présidé par Ary Chalus, président du conseil régional, ce conseil d’administration compte six conseillers régionaux désignés directement par lui : Patricia Baillet, Corinne Pétro, Jennifer Linon, Jim Lapin, Géraldine Naigre et Loïc Tonton. Y siègent également Robert Sordier, représentant de la CCI, Bernardine Carabin pour la Chambre des métiers et de l’artisanat, et Myriam Brosius au nom de la Chambre d’agriculture. Deux représentants du CESER, Jacky Richard et Max Evariste, complètent cette composition qui reflète la prédominance des nominations régionales.

Le rapport pointe l’existence d’une instance informelle, le « dialogue de gestion », non prévue par les statuts et dominée par l’administration régionale, qui pilote l’établissement à la place du CA. L’absence de comité de direction formel conduit, selon elle, à un fonctionnement en silos et à un manque de coordination interne.

La gestion des ressources humaines est jugée très déficiente. La CRC constate l’absence de stratégie RH formalisée, de plan de formation et de procédures claires. Elle souligne l’inefficacité du système d’information RH (SIRH), qui empêche tout pilotage fiable. Elle relève aussi que le processus de paie est irrégulier, avec un mélange des fonctions entre l’ordonnateur et l’agent comptable, et que l’impossibilité de contrôler le temps de travail effectif est due à un système de pointage défaillant.

La gestion financière et comptable est qualifiée de chaotique. La juridiction financière met en cause l’insincérité des comptes, causée par la superposition des comptabilités publique et privée, l’existence jusqu’en 2021 d’un compte bancaire privé (Bred) utilisé par l’ordonnateur, et l’absence de comptabilité d’engagement. Elle note également l’absence totale de contrôle interne budgétaire et comptable, et des procédures non formalisées entre l’ordonnateur et l’agent comptable, malgré la création d’une agence comptable.

Le pilotage opérationnel et stratégique est absent. La CRC fait état de l’absence de convention-cadre, de lettre de mission ou de contrat d’objectifs avec la Région. Elle observe qu’aucun document stratégique interne n’est mis en œuvre, et que les outils informatiques, obsolètes, non renouvelés et non mutualisés, entravent significativement l’activité.

3. Des manquements graves aux missions et à l’éthique publique

La CRC identifie des manquements sévères à l’obligation de service public. Elle documente des délais de paiement des stagiaires anormalement longs. Ce qui génère de la détresse et des abandons de formation. Elle constate le non-paiement d’une dette malgré une décision de justice, qui a nécessité l’intervention de la Chambre elle-même. Elle affirme que des services essentiels comme le Service public régional de l’orientation (SPRO) et le Carif-Oref sont inopérants, bien que subventionnés.

La gestion du personnel fait l’objet de critiques également sévères. La CRC signale l’absence d’activité avérée pour certains agents, comme la contrôleuse de gestion et ceux du service formation continue, qui perçoivent leur salaire sans que l’établissement puisse justifier d’un service fait. Elle alerte sur la mise en danger des agents du service de rémunération des stagiaires, confrontés à des situations de stress, d’agressions verbales et de séquestration, ayant conduit à l’exercice du droit de retrait.

Enfin, la Chambre relève des manquements graves à l’obligation de transparence et de rigueur. Elle note l’absence de reporting fiable, avec des données RH incohérentes et des rapports d’activité parcellaires. Elle souligne l’absence de feuilles d’émargement pour attester de la présence des stagiaires, ce qui remet en cause la réalité même des formations dispensées. Elle mentionne également que la certification qualité Qualiopi est obsolète et n’a pas été renouvelée dans les délais.

4. Une imputabilité partagée avec la tutelle régionale

La Chambre régionale des comptes estime que la Région, en tant que tutelle, porte une responsabilité directe dans la situation actuelle de Guadeloupe formation. Elle pointe un « pilotage direct et étouffant » de la part de la Région, qui exerce un contrôle analogue à celui sur ses services internes, privant ainsi l’EPA de son autonomie. Elle lui reproche un défaut de cadrage stratégique, matérialisé par l’absence de convention-cadre et de lettre de mission claire pour le directeur général.

La CRC impute à la Région la responsabilité de l’instabilité juridique, étant à l’origine des délibérations créant l’EPA avec des dérogations illégales et de la tentative de transformation en Epic. Elle questionne la nomination systématique des dirigeants issus de l’administration régionale, limitant leur indépendance. Enfin, la Chambre relève une défaillance du contrôle de tutelle, la Région n’ayant pas su ou pas voulu contraindre l’EPA à régulariser sa situation juridique et comptable, malgré des signaux d’alerte répétés.

Analyse synthétique des raisons de l’échec

En conclusion, la Chambre régionale des comptes considère que la situation de l’EPA Guadeloupe formation est le résultat d’un échec systémique. La cause première en est le vice originel de sa création, un modèle hybride et illégal qui a généré une instabilité statutaire permanente. Cette instabilité a été exacerbée par une gouvernance déficiente, où la tutelle a confisqué le pilotage stratégique, réduisant les organes de direction à l’impuissance.

S’y ajoute une incompétence managériale patente au sein de l’établissement, incapable de produire des comptes fiables, de gérer ses ressources humaines ou de mettre en œuvre une stratégie. Enfin, l’absence totale de culture du résultat et de redevabilité a achevé de plonger l’établissement dans l’immobilisme. La « faillite » de Guadeloupe Formation est donc celle d’un modèle de gouvernance inapproprié et illégal, couplé à une carence généralisée des compétences de gestion, conduisant à un gaspillage des deniers publics et à une trahison de ses missions de service public.

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