La grogne des planteurs de canne atteint son paroxysme avec le blocage jeudi 25 et vendredi 26 avril 2024 de toutes les entrées de la zone industrielle de Jarry à Baie-Mahault. Photo : Le Courrier de Guadeloupe

L’usine sucrerie de Gardel et les planteurs de canne réunis au sein du « Kolèktif » ont réussi à trouver un compromis. Un accord de fin de crise ouvrant le début de la récolte 2024 est intervenu vendredi 26 avril à l’antenne du Conseil régional au Raizet. Toutefois, les premiers chargements de cannes ne seront livrés à Gardel qu’à partir du 2 mai prochain. Dans l’euphorie des discussions, la date de lundi 29 avril avait été avancée. C’était sans compter sans les délais incompressibles de la mise en route des travaux aussi bien du côté des planteurs que de l’usinier.

La signature du directeur délégué de Gardel, Nicolas Philippot, n’est intervenue que le dimanche 28 avril. Alors que tout le monde ou presque avait signé un protocole d’accord, Nicolas Philippot a proposé une autre mouture du texte. Les autres protagonistes du dossier ne l’ont pas signé.

Au final, c’est par l’entremise d’un autre écrit que Nicolas Philippot s’est engagé à respecter sa promesse de contribuer à la revalorisation du prix de la tonne de canne à hauteur de 500 000 euros. Le 26 avril, le préfet Xavier Lefort avait pris une part active aux négociations de Raizet. « Il y a 2,1 millions d’euros de plus sur la table » avait insisté le préfet.

L’État, la Région, et le Département sont partie prenante de l’accord. La Région met sur la table 500 000 euros, le Département 250 000 euros, Gardel 500 000 euros. L’État contribue à hauteur de 900 000 euros. Cette participation de l’État sera tirée de l’enveloppe de 20,16 millions dévolue à l’aide à la Garantie qui n’est jamais entièrement dépensée puisqu’elle est destinée à compenser le manque à gagner des planteurs, moyennant une production de 600 000 tonnes.

Or, depuis plusieurs années la récolte se limite à 400 000 tonnes de cannes. Selon Jean-François Dorville qui tient un rôle de conseil auprès du Kolèktif, par ce montage, le prix moyen de la tonne de canne atteindra cette année environ 118 euros. Les planteurs en demandaient 120 euros la tonne.

Quinze jours d’indifférence

Avant cet accord, la crise avait atteint son paroxysme avec le blocage jeudi 25 et vendredi 26 avril de toutes les entrées de la zone industrielle de Jarry à Baie-Mahault. Bien avant cela, les planteurs avaient commencé par suspendre toute livraison de cannes à Gardel. Ils ont ensuite mené des opérations escargot sur les routes de Guadeloupe à raison de deux par semaine. La semaine du 15 au 21 avril, le mouvement s’était amplifié. Planteurs et transporteurs ont mené ensemble ou séparément, à l’aide de leurs tracteurs et de leurs camions, des opérations de blocage au Moule.

Le site de Béron à Sainte-Rose, là où est calculée la richesse de la canne produite en Nord Basse-Terre, a été bloqué plusieurs jours. À la Boucan Sainte-Rose, une quinzaine de tracteurs attachés les uns aux autres avaient entravé la circulation dans les deux sens durant une grande partie de la journée de jeudi 18 avril.

Sur le pont de La Boucan, le buste moulé dans un tee-shirt rouge, un homme grand, a exhibé toute la journée son torse bombé et ses bras musclés. Coiffé d’un chapeau de paille à bords extravagants, il allait d’un bout à l’autre du pont haranguant les troupes « Jod-la pon kamyon kann paka pasé si pon-la sa », répétait-il à l’envi.

La veille, près d’une trentaine de tracteurs s’était positionnée au Moule, rejoint plus tard par des camions de transporteurs ayant mené une opération escargot.

Un business plutôt public que privé

Les dirigeants de Gardel ont essayé de passer outre ce qu’ils ont cru être une grogne de plus des planteurs. Ils ont annoncé de façon prématurée que la récolte avait démarré. Quelques tonnes de cannes ont été broyées. Mais selon un ouvrier de Gardel, l’arrivée intermittente des chargements de canne n’a pas permis d’optimiser la production de l’usine.

Selon lui, la faible quantité de canne broyée associée à une richesse médiocre ont donné un piètre résultat. 3 % de sucre sur le volume de cannes broyées. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur et des Outre-mer, en visite en Guadeloupe avait sur Guadeloupe 1ère appelé à la raison, ceux qui travaillent « dans une économie subventionnée par l’État à 80 % ». Il avait aussi appelé à ce que « les industriels acceptent de négocier le prix de la canne ».

Interrogé par Le Courrier de Guadeloupe, Jean-François Dorville, docteur en mécanique des fluides et membre du comité technique de l’Union pour le développement cannier et agricole (Udcag), expert auprès du Kolèktif des planteurs, a évalué le montant des subventions.

Selon ses calculs, les planteurs sont subventionnés à hauteur de 28 millions d’euros environ. Cette somme est répartie entre un peu plus de 1 600 planteurs. Ils ne perçoivent pas tous la même somme. Le montant alloué est fonction de la superficie, des lieux de plantation de la distance des parcelles par rapport à l’usine Gardel, de la configuration de l’exploitation. Cette enveloppe est le résultat de la somme de plusieurs aides.

L’usinier perçoit des subventions à peu près équivalentes. À cela il faut ajouter les profits qu’il tire du sucre cristallisé qu’il produit, des sucres spéciaux, mais aussi de la mélasse, ingrédient indispensable à la fabrication du rhum. Gardel en vertu de conventions avec son principal actionnaire, l’empire Cayard, lui vend cette mélasse au tiers du prix de marché.

Nouveau mode de calcul

La crise de la récolte 2024 provoquée par le Kolèktif des planteurs est en principe circonscrite. Mais le problème de la filière canne ne sera pas réglé tant que la rémunération des planteurs ne sera pas revue à la hausse. Le préfet Xavier Lefort l’a bien compris. Lors des négociations du 26 avril, il a insisté pour que les travaux sur la formule de calcul du prix de la canne soient entrepris dans les meilleurs délais.

Selon plusieurs membres du Kolèktif, c’est le directeur de la direction régionale de l’agriculture (Draaf) qui doit fixer le calendrier des travaux. Et l’exécutif régional a insisté pour que les experts compétents proches des planteurs participent aux travaux qui établiront le nouveau mode de calcul du prix de la canne. Un mode de calcul qui devrait a minima tenir compte de la valorisation de tous les produits obtenus et vendus à partir de la canne, à savoir les sucres spéciaux et la mélasse notamment. Et pas seulement le sucre cristallisé, ce qui est déjà le cas à l’île de La Réunion.

Les planteurs ne s’y sont pas trompés le premier article du protocole qu’ils ont rédigé avec les services de la Région, du Département et de l’État traite tout de suite du problème et prévoit « de mettre en place un groupe de travail avec l’accompagnement des experts, dont l’objectif sera de réviser la formule de calcul du prix de la tonne de canne et de remettre ses conclusions avant la fin du mois de juin 2024. Ce travail devra prendre en compte la totalité des coproduits tirés de la canne à sucre et la révision de la formule de calcul de la richesse saccharimétrique. De commander une mission d’expertise pour passer en revue le protocole d’échantillonnage des cannes livrées aux sucreries et le protocole de mesure des paramètres physico-chimiques de la canne à sucre, mis en œuvre par le CTCS. Cette mission s’appuiera également sur des experts locaux ».

Le directeur de Gardel Nicolas Philippot n’a pas signé ce protocole et donc ne s’est pas engagé sur cet article 1. Dans sa lettre d’engagement au préfet, le directeur d’usine limite le champ d’action au fait que « la sucrerie Gardel s’engage à étudier avec l’aide des partenaires publics, la mise en place d’un mécanisme d’intéressement à la valeur, inspiré du modèle de La Réunion, basé sur une approche en deux volets : écriture d’une formule de partage du résultat de l’exercice dès 2024 au-dessus d’un seuil à définir, avec une première tranche de redistribution à hauteur de 1/3 du résultat de l’exercice dépassant ce premier seuil, tranche de redistribution à hauteur de la moitié du résultat de l’exercice dépassant ce second seuil ».

Le feu aux champs

Cette écriture en dit long sur les réticences de l’usinier. D’abord la nouvelle formule préconisée par Gardel devra être élaborée avec l’aide des payeurs publics. Nicolas Philippot exclut de ce chantier ses fournisseurs, à savoir les planteurs, ainsi que les experts – locaux ou pas —, qui risquent d’être trop proches des planteurs ou trop au fait des chiffres réels. Ensuite selon les planteurs, son approche « absconse » par tranche de redistribution est « une complication supplémentaire propre à noyer encore une fois le poisson ».

La crise de la filière canne sous l’angle des revenus des planteurs n’est donc pas réglée. Les deux approches différentes de la question laissent déjà entrevoir sur quoi vont buter les négociations entre l’usinier et les planteurs. Selon le Kolèktif, pour l’heure, aucun calendrier sur la révision de la formule de calcul du prix de la canne n’a été communiqué.

Cette révision de formule de calcul est préconisée depuis avril 2017. C’est la conclusion du rapport très officiel rédigé par Thierry Berlizot, ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts. Rapport commandité le 26 mai 2016, par le directeur de cabinet du ministre de l’Agriculture de l’époque, Stéphane Le Foll.

Si les travaux qui doivent établir la nouvelle formule de calcul, sont comme en 2023, renvoyés aux calendes grecques, certains observateurs l’assurent, il y aurait de quoi cette fois, mettre le feu aux champs.

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