Au fil des jours, l’annonce du Premier ministre de suspendre la réforme des retraites prend le visage d’une manœuvre politique soigneusement orchestrée et d’une impasse institutionnelle soigneusement calculée. Dans les faits, la promesse de suspension se heurte à cinq écueils : l’illégalité de l’engagement unilatéral, la goupille de l’amendement budgétaire, l’inacceptabilité du budget social pour une majorité de députés, l’impossible calendrier parlementaire, et l’épée de Damoclès de l’ordonnance. Explication en 5 points clés.
1. Une promesse qui dépasse les pouvoirs du Premier ministre
Le Premier ministre a soigneusement entretenu l’ambiguïté d’un engagement impossible, et un malentendu politique en présentant comme un engagement ferme ce qui n’était qu’une simple déclaration d’intention. Seuls ceux qui voulaient y voir une promesse concrète ont pu croire à la suspension immédiate de la réforme. En réalité, aucun gouvernement ne peut s’engager unilatéralement sur un sujet qui relève exclusivement du domaine de la loi. La formulation ambiguë a permis au pouvoir exécutif de créer l’illusion d’une action décisive tout en reportant habilement la responsabilité sur le Parlement en cas d’échec.
Le Premier ministre a pourtant bien annoncé avec fermeté son intention de suspendre la réforme des retraites jusqu’à la prochaine élection présidentielle. Lors de sa déclaration de politique générale devant les députés mardi 14 octobre, Sébastien Lecornu a affirmé : « Je proposerai au Parlement, dès cet automne, que nous suspendions la réforme de 2023 sur les retraites jusqu’à l’élection présidentielle. Aucun relèvement de l’âge n’interviendra à partir de maintenant jusqu’à janvier 2028, comme l’avait précisément demandé la CFDT. En complément, la durée d’assurance sera, elle aussi, suspendue et restera à 170 trimestres jusqu’à janvier 2028, avait précisé le Premier ministre, chiffrant cette suspension à 400 millions d’euros en 2026 et 1,8 milliard en 2027 ».
2. Un chantage politique déguisé en amendement
Le parti de gauche modérée, Parti socialiste, qui a négocié le « quoi » (suspension de la réforme) n’a pas négocié le « comment ». Et la stratégie gouvernementale ne s’est précisée que lors des questions au gouvernement mercredi 15 octobre. Elle se révèle une manœuvre politique subtile. Plutôt que de proposer une loi spécifique dédiée à la suspension, le gouvernement a opté pour l’insertion d’un amendement au Projet de loi de finances de la Sécurité sociale (PLFSS). Un choix qui constitue en réalité un piège parlementaire. Le constitutionnaliste Benjamin Morel décrypte dans un article de France info la manœuvre : « Le gouvernement va déposer cet amendement, car il espère que les socialistes votent le PLFSS. Les socialistes vont avoir le choix entre renoncer à la suspension ou accepter tout le budget de la Sécu. »
3. Un budget social « brutal » comme monnaie d’échange
Le piège semble se refermer sur le PS qui avait fait « le pari » de croire en la bonne disposition du gouvernement macroniste de Sébastien Lecornu. Pour obtenir la suspension de la réforme des retraites, les députés devront voter un budget social que nombre d’entre eux jugent austère, et donc inacceptable. Le projet gouvernemental prévoit en effet un gel de l’ensemble des retraites de base en 2026 ainsi qu’un gel des prestations sociales, incluant les allocations familiales, une sous-indexation des pensions de 0,4 point à partir de 2027. Manuel Bompard, coordinateur du parti de gauche radicale La France insoumise (LFI), résume ce dilemme cornélien : voter la suspension reviendrait à adopter le PLFSS « le plus brutal de ces 30 dernières années ».
4. Un calendrier impossible sans majorité stable
La renonciation au 49.3, présentée comme un geste démocratique, complique en réalité l’adoption du texte. Boris Vallaud, patron du groupe PS à l’Assemblée, mesure l’ampleur du défi : « Les semaines qui viennent vont être très dures, j’ai dit à mes députés qu’il faudra être là tout le temps ». Cette situation inédite où les majorités devront se construire, sujet par sujet, rend quasiment impossible l’adoption du PLFSS dans les délais constitutionnels. « Maintenant que la balle est dans le camp de l’Assemblée […] Ce serait quand même assez abracadabrantesque qu’on ne puisse pas aller au vote de notre fait », persifle déjà la présidente macroniste de la chambre basse Yaël Braun-Pivet.
5. L’épée de Damoclès de l’ordonnance en cas d’échec
Si le Parlement ne parvient pas à voter le PLFSS dans le délai de 51 jours prévu par l’article 47.1 de la Constitution, le gouvernement pourra le mettre en œuvre par ordonnance. Un député du parti de droite sociale Horizons pronostique cette issue : « Ça finira par ordonnance et la censure sera donc votée. À nouveau, ce sera le saut dans le vide ». Dans ce scénario, non seulement la suspension des retraites ne serait pas adoptée, mais le budget social serait imposé sans tenir compte du Parlement.
Un piège trop parfait ? Le PS face à ses contradictions
Les réactions outragées des oppositions ne sauraient masquer la question de fond : un vieux parti expérimenté comme le PS pouvait-il vraiment ignorer les implications de ce qu’il négociait ? Alors qu’Éric Coquerel de LFI réclame une « loi spécifique » et que Jean-Philippe Tanguy du parti d’extrême droite Rassemblement national, met le PS « au défi » de prouver sa capacité à obtenir la suspension, le caractère prévisible de l’impasse questionne. Si Yaël Braun-Pivet qualifie la situation d’« abracadabrantesque », cette étrangeté dissimule peut-être une vérité plus cynique. L’amateurisme feint du PS ne cacherait-il pas en réalité une tactique délibérée ? La suspension de la réforme des retraites, aura-t-elle servi de prétexte pour jouer la montre et laisser passer un budget impopulaire sans avoir à en assumer la responsabilité devant l’opinion publique ?
La motion de censure déposée par LFI a recueilli le plus de votes ce jeudi 16 octobre et a récolté 271 voix sur les 289 nécessaires pour faire chuter le gouvernement de Sébastien Lecornu ressorti souriant de l’Assemblée nationale ce 16 octobre (photo ci-dessus). Les députés Olivier Serva (Liot, 1re circonscription de Guadeloupe) et Christian Baptiste (Socialistes et apparentés, 2e circonscription) ont voté pour la censure. Leurs collègues Max Mathiasin (Liot, 3e circonscription) et Élie Califer (Socialistes et apparentés, 4e circonscription) n’ont pas pris part au vote.
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