Guadeloupe formation : 183 000€ de dettes à EDF, 700 000 aux fournisseurs, des salariés payés sans travailler, et la formation professionnelle à l’arrêt

Jeudi 14 décembre, 8 heures 30. Il n’y a pas âme qui vive dans l’enclos du bâtiment vitré de l’École régionale de la deuxième chance (ER2C), à Jarry. Pas une seule voiture dans le parking. La porte d’entrée de l’immeuble est fermée mais pas verrouillée. L’organisme qui offre aux personnes sans diplôme, ni qualification, et en échec scolaire une deuxième chance, est déserté.

À l’intérieur règne un silence assourdissant. Il fait sombre. Le local semble abandonné. Soudain, du fond d’un couloir sur la droite du bureau d’accueil, surgit une femme de ménage : « Il n’y a personne Monsieur, ni stagiaires, ni employés, depuis quelques jours. »La dame n’en dira pas davantage. Elle ne connaît personne. Elle ne sait pas non plus ce qu’elle fait là.

 

 

Depuis le 29 novembre, le bâtiment de l’École régionale de la deuxième chance à Jarry est déserté.

Les locaux de l’ER2C sont évacués depuis le 29 novembre. Ce jour-là, à 10 h 45 Christophe Baena, un des responsables de Guadeloupe formation adresse par mail le message suivant à 19 agents : « Mesdames, Messieurs suite à un incident électrique, le personnel du site de Jarry est amené à quitter les lieux et se mettre en télétravail ce jour. Vous serez informés de la reprise sur site ».

Bernard Saulchoir directeur général de Guadeloupe formation qui regroupe tous les services publics régionaux de l’orientation, de la formation et de l’emploi, est en copie du mail.

 

 

Mail dans lequel Christophe Baena sonne l’évacuation de l’ER2C le 29 novembre.

L’incident électrique évoqué est en réalité la conséquence d’une faute de l’ER2C. Ce mercredi 29 novembre, EDF vient de couper l’électricité du site pour non-paiement de factures. La dette qui ne date pas d’hier s’élève à 183 000 euros.

Deux jours plus tard, le 1er décembre, Bernard Saulchoir confirme la créance et son montant dans une réunion sollicitée par le syndicat CGTG. Les échanges ont lieu au siège de Guadeloupe formation, à Roujol à Petit-Bourg. Le directeur précise qu’en réaction à l’interruption d’électricité par EDF, 83 000 euros ont été payés et qu’un moratoire a été mis en place sur les 100 000 euros restants.

Sauf que nonobstant le dit moratoire, l’électricité n’a pas toujours pas été rétablie à l’ER2C. En fait, le local de l’ER2C n’est pas le seul bâtiment de Guadeloupe formation à ne pas être en règle. Celui qui loge la formation continue impasse Gustave Eiffel à Jarry (Baie-Mahault) est vide lui aussi. EDF y a coupé l‘électricité fin juillet. Les salariés sont en télétravail depuis le 7 août.

Le compte rendu de la réunion du 1er décembre entre une délégation de la CGTG avec à sa tête son secrétaire général Jean-Marie Nomertin et des salariés cégétistes d’un côté, et le directeur général Bernard Saulchoir d’autre part, met à nu la situation catastrophique dans laquelle se trouve Guadeloupe Formation à tous les niveaux. Et avec elle, la politique de la formation sous la responsabilité de la Région.

Au cours de cette réunion CGTG/direction, les salariés donnent plus d’ampleur au désastre. Ils décrivent le dénuement de l’administration. Dénuement qui entrave leur capacité de travail. Ils ne disposent même pas d’un copieur. « Comment pouvons-nous lancer des actions alors que nous sommes dans l’incapacité d’effectuer des impressions (dossier, feuille de présence), interrogent-ils. Cela fait un moment que nous payons nous-mêmes les impressions et nos ordinateurs ».

Pour passer outre ce dépouillement le directeur préconise la dématérialisation. « Encore aurait-il fallu que le service informatique fonctionne », rétorquent les salariés. « Dans beaucoup d’espaces, il n’y a plus internet, plus de téléphone », déplorent-ils. Ce à quoi le directeur de l’institution répond « qu’il n’y avait pas d’investissement prévu dans ce domaine en 2023 ».

De même dans beaucoup de bureaux il n’y a plus de climatisation affirment les salariés. Selon le directeur il ne faut rien espérer là non plus. « Le fournisseur ne veut pas intervenir car il n’est pas payé. Guadeloupe formation ne peut pas non plus en changer car le fournisseur est titulaire d’un marché. Et aucun autre marché n’est prévu ».

En somme, Guadeloupe formation n’a pas les moyens de doter ses salariés du matériel qui leur permettrait de travailler. En outre, à la facture EDF, il faut ajouter une dette importante au profit de l’Urssaf et 700 000 euros au profit d’autres fournisseurs, annonce le directeur.

« Ne pas démarrer de nouvelles actions »

Au cours de cette réunion, Bernard Saulchoir confesse des révélations inquiétantes : à Guadeloupe formation il n’y a pas de formation. « Le budget n’ayant pas augmenté depuis plusieurs années, face à la situation, il s’agit de ne pas générer plus de dettes et de ne pas démarrer de nouvelles actions. C’est pourquoi il n’y a plus d’actions en cours, mais seulement celles qui étaient déjà engagées » explique-t-il.

Compte tenu du fait que « la génération des dettes serait principalement issue des activités de formation et que les fonds européens n’ont jamais été perçus de 2016 à 2021 » explique Bernard Saulchoir, Guadeloupe formation ne dispense plus de formation.

Ce que confirme un cadre de l’institution que Le Courrier de Guadeloupe a interrogé : “C’est vrai. Il n’y a rien. De toute façon, nous aurions bien du mal à monter un quelconque programme de formation. Et puis Guadeloupe formation a pris un coup en termes d’image. Les stagiaires ne sont pas payés. Ils ne se bousculent pas pour être formés ici”.

Guadeloupe formation, instance chargée notamment d’orienter les publics les plus éloignés de l’emploi, de développer la formation dans les petites et moyennes entreprises, d’insérer les jeunes sur le marché du travail, est inopérante. À l’arrêt.

Pour masquer cette situation, l’institution continue d’animer ses pages sur les réseaux sociaux. Tantôt elle organise la promotion d’un programme à l’instar de la formation aux usages du numérique annoncée le 15 décembre. « Mais il faut un minimum de stagiaires inscrits, et ce nombre est rarement atteint, ce qui nous contraint d’abandonner l’initiative » confie un formateur. Tantôt elle participe à des événements, comme le 29 novembre à Bouillante où Guadeloupe formation avait un stand à la 6è édition du Forum de l’orientation, la formation et des métiers en Côte-sous-le-Vent. « Mais ce n’est que de l’affichage » explique-t-il.

 

 

Guadeloupe formation participe à la 6ème édition du Forum de l’orientation, la formation et des métiers en Côte-sous-le-Vent le 29 novembre à Bouillante. Photo : Guadeloupe formation.

Des salariés sans travail

La stratégie voulue par le président de Région qui consistait à fondre dans une même entité les différentes branches de la formation sous l’égide de Guadeloupe formation avait pour ambition de galvaniser la formation professionnelle en Guadeloupe. Au lieu de cela, son directeur en est réduit à gérer la pénurie.

Résultat : l’argent des contribuables fléchés vers le financement de la politique régionale de formation ne sert plus qu’à payer des salariés dont une partie est contrainte au télétravail, et la plupart n’ont plus rien à faire. Ni placés en chômage technique, ni envoyés en formation, ni réaffectés à d’autres missions, beaucoup sont inquiets et laissent percer leur malaise.

De son côté, alors que l’employeur a l’obligation de fournir du travail à son salarié, le directeur général minimise la gravité de la situation. “Les financements couvrent les salaires” dit Monsieur Saulchoir. Une analyse un peu courte quand il ressort que l’établissement finance des emplois qui ont cessé d’apporter un bénéfice en contrepartie.

Autrement dit, les salaires sont versés sur l’argent public, par le biais des impôts que versent les citoyens, or empêchés d’exécuter leur travail dans l’intérêt de la collectivité, les salariés seraient entraînés dans une situation d’emploi fictif. Susceptibles d’être considérés à leurs corps défendant, comme receleurs.

Incompétence sur les fonds européens

Autre aberration : le directeur révèle que les Fonds sociaux européens (FSE) qui doivent être mobilisés pour le financement des formations n’ont pas été versés. « On aurait perçu des fonds européens issus des actions précédentes pour la première fois en 2022 » détaille Bernard Saulchoir.

 

 

Image d’archives. Bernard Saulchoir (à d.)

Dans l’exposé des causes de cette défaillance, le dirigeant dévoile l’incompétence accumulée par l’institution : « Les problèmes proviendraient essentiellement des pièces pas toujours produites ou pas conformes, parfois même des formations ont été engagées avec un supposé financement européen, sans avoir vérifié au préalable leur éligibilité et au final c’est la Région qui a payé ».

Un cadre de Guadeloupe formation interrogé par Le Courrier de Guadeloupe ajoute : « L’absence de moyens dédiés à la mise en place de formations explique qu’il n’y ait pas de rapport d’activités en 2022. Que le catalogue des formations 2023 ne soit rendu public qu’en novembre 2023, avec la certitude que ce programme ne sera jamais tenu d’ici la fin de l’année, et qu’au travers des rares documents publiés on ne puisse pas savoir le nombre réel de formations dispensées en 2023 ni le vrai chiffre des stagiaires formés ».

Un autre cadre évoque un historique ruineux : “Il [le directeur général, NDLR] n’a pas hérité d’une situation saine. Ses prédécesseurs ont fait aussi n’importe quoi. Ils ont dépensé inutilement de l’argent dans les locaux qui abritent la formation continue à Jarry, avec un loyer mensuel de 30 000 euros. Et puis la Région n’a pas toujours respecté ses engagements. Elle annonce un budget, mais pour l’avoir c’est une autre histoire. Sans compter qu’il y a eu trop de recrutements. En 2015 nous étions une centaine. Nous sommes montés jusqu’à 245 salariés. Des embauches effectuées à la demande de dirigeants de la Région. Aujourd’hui beaucoup sont partis et ils n’ont pas été remplacés. Saulchoir n’a pas procédé à un seul recrutement depuis qu’il est là”.

Épic ou EPA ?

Lors de la réunion du 1er décembre, Bernard Saulchoir pointe une illégalité sociale : la régularisation administrative du personnel. Aujourd’hui les travailleurs de Guadeloupe formation ne savent pas sous l’égide de quel statut ils sont employés.

Ils devraient être des agents publics et non les salariés privés d’un Établissement public industriel et commercial (Épic), comme le voulait l’exécutif régional Ary Chalus. Cinq ans après un jugement du tribunal administratif de Basse-Terre qui enjoignait la Région à doter les salariés d’un statut d’agent administratif, rien n‘a été fait.

Pour comprendre cette situation, il faut revenir au 20 décembre 2018. Le tribunal administratif de Basse-Terre annule la décision du conseil régional de juillet 2017 de transformer Guadeloupe formation en Épic.

Quelque temps auparavant la cour d’appel administrative de Bordeaux avait jugé que Guadeloupe formation était un Établissement public administratif (EPA). Passant outre cette décision, le conseil régional avait quand même transformé Guadeloupe formation en Épic.

Confronté à l’insistance des juges administratifs, le 7 janvier 2019, Ary Chalus annonce dans un communiqué qu’il a saisi le gouvernement dans le but de faire voter une loi qui permettrait à la Région de créer un Épic chargé de la formation professionnelle.

Emmanuel Macron a satisfait à cette demande. Dans le cadre de la loi différentiation, décentralisation, déconcentrations des collectivités locales (3DS) votée en février 2022, l’article L4433-14-1 ajouté au code des collectivités territoriales stipule : « Auprès de chaque région d’Outre-mer un établissement public industriel et commercial compétent en matière de formation professionnelle peut-être créé. L’établissement est créé par l’assemblée délibérante et placé sous la tutelle de la collectivité ». Cette mesure est la seule contribution de la Guadeloupe à la loi 3DS. La politique est venue au secours du président de Région, contre le droit.

 

 

Le 9 janvier 2019, Ary Chalus à la fois président de Région et de Guadeloupe formation, rencontre les salariés pour les « rassurer suite à l’annulation de la délibération portant création de l’Épic ». Il annonce que « c’est à travers un EPA que toutes les missions de l’établissement seront désormais assurées. » Photo : Région Guadeloupe

Cette loi sur-mesure n’a pas suffi. Il est aujourd’hui toujours aussi difficile de créer cet Épic, car les conditions légales de cette création ne sont pas réunies. 96 % des financements de Guadeloupe formation sont des fonds publics. Selon la jurisprudence administrative, cette réalité empêche la création d’un Épic. Et ce n’est pas aujourd’hui ou demain que les recettes commerciales vont augmenter.

Les propos de Bernard Saulchoir confirment que la régularisation n’est toujours pas effective. « La situation administrative des salariés a été constatée par la préfecture qui a failli déférer tous les contrats, car ils sont de droit privé dans un établissement public » confesse-t-il. Le chef reconnaît que « c’est une menace qui pèse sur tous les salariés, mais qu’il aurait obtenu oralement (sic) un moratoire pour achever la transposition avant la fin du premier trimestre 2024 ».

La politique de formation professionnelle conduite par la Région est une vue de l’esprit. Mais aussi un nid d’irrégularités, d’incompétence et un refuge où le gaspillage d’argent public bat son plein. Le tout au détriment des salariés qui usent leur bonne volonté, et des Guadeloupéens qui ont besoin d’être formés et de travailler.

Le chef d’une petite entreprise interrogé par Le Courrier de Guadeloupe a confié avoir refusé un marché parce qu’il n’avait trouvé ni carreleur, ni plombier, ni maçon pour mener à bien un chantier. « Les ouvriers formés sont rares. Il faut supplier le peu qui reste pour qu’ils acceptent de travailler. Et ils ne sont plus très jeunes », se plaint-il.

Quant à ce patron de grand magasin, il a renoncé à trouver de jeunes vendeurs guadeloupéens. « Un vendeur jeune, volontaire et Guadeloupéen c’est une fois sur cinq et la plupart du temps, il n’a aucune formation ».

Sollicité à donner son éclairage sur les questions soulevées par la situation de Guadeloupe formation, le directeur général Bernard Saulchoir n’a pas donné suite.

Poster un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.