Dans ce premier volet d’enquête sur la Safer, Le Courrier de Guadeloupe explore les débuts d’une affaire qui illustre les tensions autour de l’accès à la terre en Guadeloupe. Cyrille Moutoussamy (photo ci-dessus), jeune agriculteur, se retrouve au centre d’un conflit qui oppose les petits exploitants à la structure en charge du foncier, et met en lumière les dysfonctionnements de gestion d’une institution clé, la Société d’aménagement foncier d’établissement rural de Guadeloupe.
Jeudi 26 septembre, et pendant deux semaines, l’accès aux locaux de la Chambre d’agriculture est bloqué avec la pose d’un cadenas par Le collectif de défense mobile (LCDM). Le collectif se mobilise pour l’attribution de terrain à des agriculteurs dont Cyrille Moutoussamy. Nouvelle poussée de fièvre le 14 octobre avec le blocage du rond-point de Jabrun à Baie-Mahault. Le soir même une réunion est organisée à l’antenne de la Direction de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (Daaf) entre Le collectif de défense mobile (LCDM), la Daaf et Patrick Sellin (président de la Chambre d’agriculture).

À la suite de la réunion du 14 octobre, la Daaf s’engage dans un relevé de décisions à « dans la limite de ses compétences de faire tout son possible pour que les acteurs en charge du foncier proposent à Monsieur Cyrille Moutoussamy une parcelle équivalente à celle qui lui avait été attribuée au départ ». L’entrée de la Chambre d’agriculture est libérée par le LCDM dès le lendemain 15 octobre, comme le prévoyait le relevé de décisions.

L’engagement pris par la Daaf a le mérite de désamorcer pour un temps un conflit qui illustre selon Patrick Sellin « une gestion autocratique des terres agricoles en Guadeloupe ». Mais le problème de Cyrille Moutoussamy, n’est pas pour autant réglé. La Daaf peut toujours comme elle l’a promis essayer de jouer les bons offices auprès de ce qu’elle nomme pudiquement dans le relevé de décisions « les acteurs en charge du foncier » pour désigner la Société d’aménagement foncier d’établissement rural de Guadeloupe (Safer). Mais dans cette affaire, l’attitude et les décisions prises par la Safer, et plus précisément par son PDG Rodrigue Trèfle, ne présage rien de bon.
Le LCDM mobilisé pour défendre les droits de Cyrille Moutoussamy et plusieurs autres agriculteurs, n’est pas disposé à baisser les bras. Le mouvement conduit par Hubert Quiaba dénonce le 5 novembre dans un communiqué de presse « les attitudes mercantiles de la Safer malgré les engagements pris par le PDG de la Safer le 21 décembre 2023, engagements signés par le préfet et le président du conseil départemental ».
En attendant, le parcours de Cyrille Moutoussamy, agriculteur de 32 ans, commence à ressembler à un vrai calvaire. Les conflits et les embûches qui parsèment sa route, dans sa tentative d’acquérir la parcelle de terre AE 191 à Durival Le Moule, qu’il exploite depuis 2013, tourne à l’affrontement avec la Safer. L’acteur central dans la gestion des terres agricoles en Guadeloupe, dont le rôle est de favoriser l’accès des agriculteurs aux terres, a des pratiques qui posent question.
Cyrille Moutoussamy a pour sa part un objectif clair : s’établir durablement et vivre de ses cultures. Depuis 2013, son oncle est locataire de la parcelle AE 191 à Durival au Moule. Il l’exploite avec son neveu qui deviendra à son tour locataire à partir de 2016. Les deux hommes cultivent des légumes, concombres, tomates et piments végétariens.
Les premières parcelles déjà occupées
En 2018, Cyrille Moutoussamy est désigné par le Groupement foncier agricole Duteau (GFA Duteau), pour s’installer sur deux parcelles agricoles situées au Moule : les parcelles AE 553 et AS 812. Dès le départ, l’affaire s’annonce compliquée. La parcelle AE 553, la plus grande avec plus de sept hectares, est occupée sans titre par les frères Machecler, qui refusent de partir malgré un jugement enjoignant leur départ. Cyrille Moutoussamy lui, se voit contraint d’exploiter seulement les quatre hectares de la parcelle AS 812, bien que cela soit insuffisant pour lui garantir des revenus viables.
La situation se complique lorsque Cyrille Moutoussamy et son oncle décident d’acquérir la parcelle AE 191, des mains de Monsieur Mascaron. Pour le jeune agriculteur, cette acquisition serait une étape décisive, lui permettant d’exploiter des terres sans craindre d’être perturbé.
La Safer exerce son droit de préemption
Surgit alors la Safer. Cette dernière décide de préempter la parcelle que le cultivateur souhaite acquérir. Bien que le vendeur préfère conclure directement avec Cyrille Moutoussamy, la Safer exerce son droit de préemption et devient propriétaire du terrain. L’acte de vente est établi en faveur de la Safer. L’agriculteur est évincé, mais un recours lui est encore possible. Le Code rural accorde à l’acquéreur évincé un droit de rétrocession prioritaire.
Cyrille Moutoussamy remplit toutes les conditions requises : il est agriculteur depuis 2013, présente les garanties financières nécessaires et détient un bail verbal qui atteste de son occupation des lieux depuis 2016. Monsieur Mascaron, ancien propriétaire du terrain, confirme ce bail en tant que témoin via un document officiel.
Un droit de rétrocession ignoré
Mais Cyrille Moutoussamy n’obtient pas la parcelle. Le processus de rétrocession, censé être prioritaire pour l’agriculteur en place, se révèle inopérant. Le 5 mai 2021, le comité technique de la Safer rend un avis favorable à la candidature Moutoussamy. Tous les représentants des syndicats représentatifs (le Modef, la Coordination rurale, les Jeunes agriculteurs, l’UPG, la FDSEA) opinent en faveur de la candidature Moutoussamy. Une voix y est hostile : celle du PDG de la Safer, Rodrigue Trèfle. Le procès-verbal de cette réunion rapporte que « Monsieur Trèfle s’abstient sur le choix du candidat pour la rétrocession de la parcelle AE 191 pour des raisons déontologiques ».
Le 11 août 2021 se tient un nouveau comité technique départemental où est examinée à nouveau l’attribution de la parcelle AE 191. Dans une ambiance tendue, la candidature de Cyrille Moutoussamy est cette fois rejetée. Rodrigue Trèfle prétexte que les parcelles AE 553 et AE 552 jusque-là occupées illégalement par Jean-Claude Machecler et attribuées à Cyrille Moutoussamy, ont été libérées.
Autrement dit, Cyrille Moutoussamy peut mener à bien son projet puisqu’il dispose d’une superficie suffisante. En gros il n’a plus besoin de la parcelle AE 191. Or la libération des terres occupées par les Machecler est une contre-vérité. Le Courrier de Guadeloupe s’est rendu sur la parcelle AE 553 au Moule. Celle-ci est encore occupée. Des bovins et poules sont présents. La terre est labourée et des cultures sont en place. Pelles, houes et fourchettes sont entreposées dans un cabanon.


Dans le deuxième volet de l’enquête consacrée à la Safer -à paraître ce vendredi 15 novembre- Le Courrier de Guadeloupe plonge au cœur des échanges de correspondance autour de la parcelle AE 191, pièce maîtresse du contentieux qui oppose Cyrille Moutoussamy et la Safer. Ces correspondances intriguent par leurs contenus et leurs circonstances, renforçant le sentiment d’une gestion opaque, voire de manœuvres délibérées de la part de la Safer. L’existence de ces documents remet en question la gouvernance de l’institution.
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