Négationnisme sur la traite et l’esclavage chez «On n’est pas couché»
Barbarisme gênant
• Quelle idéologie explique la différence de traitement qu’établissent les Occidentaux entre traite/esclavage et shoah ?
Les propos de Christine Angot dans « On n’est pas couché », l’émission à rallonge de Laurent Ruquier enregistrée pour France télévisions et diffusée le samedi nuit, n’ont pas l’habitude de voler haut. Le 1er juin, la romancière a établi des degrés à propos des « traumatismes infligés aux peuples ». Selon Christine Angot, avec la shoah, il s’agissait « d’exterminer les juifs » alors qu’en ce qui concerne l’esclavage des noirs, « l’idée c’était qu’ils soient en pleine forme, en bonne santé »… Selon Christine Angot, le traumatisme subi par les juifs de la shoah serait plus grave que celui enduré par les esclaves noirs. Rappeler à la romancière que parler de plusieurs millions de personnes déportées et mortes sur quatre siècles, n’est pas s’enfermer dans la comparaison des douleurs qu’elle veut établir. La traite des noirs est un crime contre l’humanité. Il y aurait-il dans ce domaine des atrocités plus graves que d’autres ? C’est cette idée qu’exprime Christine Angot, soutenue par Franz-Olivier Giesbert éditorialiste du magazine Le Point, et Laurent Ruquier qui le lundi suivant, juge la polémique inutile. Cette tentative de banalisation de la traite négrière perpétrée en France n’est pas nouvelle. Établir une graduation entre les deux crimes est plus rare. Pascal Bruckner essayiste et romancier s’appuie sur la thèse de l’historien Olivier Pétré-Grenouillau intitulée « Les traites négrières » afin de relativiser la responsabilité de l’Occident dans l’esclavage aux colonies. En gros, selon ces deux intellectuels, l’esclavage a existé de tout temps et partout. Ce sera aussi l’un des arguments avancés par certains leaders de droite – Nicolas Sarkozy en tête – qui entendaient pourfendre toute idée de repentance à propos de la colonisation ou de l’esclavage. Phénomènes jugés banals dans l’histoire de l’humanité.
Barbarie de civilisation
Dans un article publié dans Les Inrocks, l’historienne Myriam Cottias, spécialiste de l’esclavage dans l’espace caribéen, estime que les propos de Christine Angot trahissent un discours idéologique, voire « un consensus révisionniste vis-à-vis de l’histoire de l’esclavage ». Aimé Césaire dans « Discours sur le colonialisme » (1950) développe une analyse anthropologique sur le sujet. Selon l’écrivain Martiniquais, la shoah rend davantage mal à l’aise les Occidentaux. Avant, l’Occident exerçait son barbarisme seulement à l’encontre de sociétés considérées inférieures. En gros l’esclavage ou la colonisation doublement dépaysés sont peu de chose aux yeux des Occidentaux. La barbarie déployée en Europe, par des Européens contre d’autres Européens, fussent-ils de confession juive, provoque un haut-le-cœur, une sorte de nausée chez ceux qui considèrent qu’ils sont l’alpha et l’oméga de la civilisation. « Bah c’est la barbarie en plein cœur de la civilisation » écrit Aimé Césaire. L’Occident traîne une honte justifiée à l’égard des juifs. C’est pourtant, dit en substance Aimé Césaire, parce que l’Europe n’a pas été en mesure de reconnaître l’horreur de l’esclavage, que finalement la shoah a été possible.
Cette polémique est-elle inutile ?
• Polémique utile ou inutile, Didier Destouches livre son analyse.
Didier Destouches est maître de conférences à la faculté de droit à Fouillole (Pointe-à-Pitre). Il enseigne l’histoire du droit. Nous l’avons interrogé le 4 juin, 3 jours après la sortie de Christine Angot sur la « bienveillance » des esclavagistes à l’égard de leurs « marchandises ». Le lendemain, face à la bronca, l’animateur du talk-show de France, Laurent Ruquier, avait jugé la « polémique inutile », insinuant que Christine Angot n’a pas tenté d’établir une hiérarchie.
Selon lui, la polémique peut être jugée inutile si l’on considère que Christine Angot n’a aucune expertise dans ce domaine ni dans aucun autre d’ailleurs. Toutefois, il considère qu’il ne faut pas laisser passer de tels propos. « D’abord parce que s’il est vrai que Christine Angot débite des inepties, elles sont tout de même approuvées par l’un des plus grands éditorialistes de France, Franz-Olivier Giesbert. Je suppose aussi que les fadaises de Christine Angot apportaient de l’eau à son moulin compte tenu du sujet de l’ouvrage qu’il présentait ». Il explique aussi que cette polémique n’est pas inutile parce qu’elle met le doigt sur la ‘trumpisation’ du monde d’aujourd’hui. « Certains sont racistes, négationnistes, révisionnistes. Et pensent qu’aucune loi ne peut l’empêcher. Il est bon qu’il soit montré dans quel monde nous vivons. Surtout si cela doit gêner ceux qui prônent son épanouissement. Laurent Ruquier a tort. Et il le sait. La polémique est salutaire » conclut-il.
Christine Angot ne sera pas condamnée
• Sanctions faibles du CSA, législation pénale bancale. Menacée de poursuites, la chroniqueuse ne risque pas grand-chose.
Explications.
Neuf cents signalements ont été envoyés au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) par des téléspectateurs. Ils ont été indignés par les propos de Christine Angot sur la « bonne santé des esclaves noirs », lors de l’émission « On n’est pas couché » du 1er juin sur France 2. Beaucoup demandent l’éviction de Christine Angot. D’autres réclament des excuses publiques. Le député Max Mathiasin a, dans un communiqué, demandé le rétablissement de la vérité sur la chaîne publique. Qu’en sera-t-il ? Le CSA dispose d’un pouvoir de sanctions à l’égard des chaînes. Le plus souvent elles se limitent à un avertissement. La marche suivante dans l’échelle des peines est une mise en demeure. France télévisions a été mise en demeure pour manquements aux dispositions qui lui confèrent une responsabilité particulière en matière de lutte contre les violences faites aux femmes suite à l’émission « On n’est pas couché » du 30 septembre 2017. Marlène Schiappa secrétaire d’État à l’égalité hommes/femmes a pesé de son pouvoir dans cette décision. Christine Angot – déjà — avait hurlé à Sandrine Rousseau, l’invitée de l’émission : « On se débrouille. C’est comme ça. » L’ex-députée avait fondu en larmes. Elle demandait que la parole des femmes victimes de violences sexuelles se libère. C8 est la chaîne qui a été le plus durement sanctionnée à ce jour. Le CSA l’a condamnée à payer trois millions d’euros en juillet 2017. Elle avait diffusé un canular jugé homophobe dans « Touche pas à mon poste » l’émission de son animateur vedette, Cyril Hanouna. Des sanctions d’ordre judiciaires à l’encontre de Christine Angot sont improbables. En l’état actuel de la législation et de la jurisprudence, elle peut dormir sur ses deux oreilles.
Nouveau projet de loi
En juillet 1990, le parlement a créé une nouvelle infraction qui punit d’un an de prison et de 45 000 euros d’amende les propos révisionnistes relatifs à la négation du crime contre l’humanité que constitue la shoah. Le législateur n’a pas procédé de même en ce qui concerne l’apologie de l’esclavage. La loi Taubira se contente d’édicter que l’esclavage est un crime contre l’humanité. La différence de traitement entre la shoah et l’esclavage n’est pas fortuite. C’est deux poids deux mesures. Victorin Lurel a fait voter une loi en ce sens en 2016. Elle a été retoquée par le Conseil constitutionnel. La Cour de cassation dans un arrêt du 5 février 2013 a cassé une décision de la cour d’appel de Fort-de-France qui a condamné les propos tenus sur Canal plus qui évoquaient les bons côtés de l’esclavage, les colons qui étaient humains avec leurs esclaves, etc. Actuellement sénateur, Victorin Lurel s’apprête à déposer une nouvelle proposition de loi qu’il a rédigée afin de soumettre aux mêmes sanctions ceux qui font l’apologie de la shoah et de l’esclavage..
Bien traités les esclavisés ?
• Ce que l’histoire enseigne sur les traitements réservés
aux esclavisés.
L’historien américain spécialiste de la piraterie et du monde de la mer, Marcus Rediker, dans son livre « À bord du négrier » décrit les conditions des esclaves sur les bateaux : ingestion forcée, coups de fouet, viols, marquage au fer rouge, tortures, supplices. À la clé des millions de morts pendant le voyage. Dans les plantations de sucre, l’espérance de vie d’un adulte ne dépassait pas douze ans. Il était plus rentable d’épuiser un esclave productif que de le maintenir en bonne santé. Contrairement à ce que diffuse Christine Angot. « Tout cela était systémique, et non pas le fruit d’atrocités ponctuelles » dit l’historien Edward Baptiste dans son livre « The half has never been told, slavery of american capitalism » (*traduction : la moitié n’a jamais été dite, esclavage et capitalisme américain). C’est donc un discours négationniste qu’a tenu Christine Angot à propos de la traite des noirs sur le plateau de l’émission « On n’est pas couché », samedi 1er juin. « On veut confondre la Shoah avec l’esclavage des noirs (…) l’idée c’était qu’ils soient en pleine forme », a affirmé la chroniqueuse. Franz-Olivier Giesbert venu présenter son dernier livre intitulé Smock et dont le thème est la montée du nazisme en Allemagne approuve de la tête, puis conforte ces propos. L’éditorialiste du Point ponctue : « Qu’ils soient en bonne santé, qu’ils puissent travailler au maximum ». Sur le plateau, personne ne bronche. L’historienne Myriam Cottias parle d’un consensus poli. « On n’est pas couché » est une émission enregistrée. L’extrait aurait pu être coupé. La postproduction n’a pas fait ce choix. Le lendemain, Laurent Ruquier tweete une entourloupe afin de dédouaner Christine Angot. Le présentateur écrit ce que n’a pas dit sa chroniqueuse : « La Shoah fut une abomination. L’esclavage en Afrique et le commerce des esclaves fût une abomination. Aucun doute. Ceux qui tentent de nous faire dire ou penser le contraire, à Christine Angot ou à moi cherchent à créer une polémique inutile ». Sous son clavier, ce sont d’autres qui ont tenu les propos de Christine Angot. Polémique inutile ? Sauf que ces propos reproduisent l’argument central des suprématistes blancs et des amis du Klu Klux Klan lorsqu’ils minimisent l’horreur de l’esclavage. Selon eux, les noirs étaient « bien nourris » car ils représentaient une valeur marchande, puis « biens traités » dans les plantations où ils étaient logés et nourris par des propriétaires « paternalistes et bienveillants ». Un révisionnisme ancré dans le plus pur racisme.
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